« Don’t Worry, Darling » : Alice, au pays des mères, veille

Cher.e.s lecteur.rice.s,

Je vous propose aujourd’hui un article dont le but ne sera pas de critiquer un film ni d’en faire une analyse approfondie, mais de mettre en valeur, de révéler peut-être pour celles et ceux qui ne l’auraient pas remarqué, une référence qui le sous-tend en permanence, ce qui d’ailleurs en a fait, à mes yeux du moins, à la fois sa richesse et sa faiblesse. Nous parlons ici du film Don’t Worry Darling, réalisé par Olivia Wilde, sorti en salles fin septembre 2022. Et cette œuvre qui est présente en filigrane tout le long du film d’Olivia Wilde, c’en sont en fait deux, les romans de Lewis Carroll : Alice au Pays des Merveilles, et De l’Autre Côté du Miroir
En faisant des clins d’œil récurrents à une œuvre littéraire fondatrice de la culture populaire, très fréquemment référencée tant en littérature que dans tous les autres genres artistiques, ce film évite l’écueil de se réduire à son simple scénario ou à son esthétique, fort charmants mais par ailleurs assez peu complexes, ce qui aurait pour conséquence d’en faire une production bien moins digne d’intérêt selon moi. Au contraire, la réalisatrice parvient ainsi à instaurer un univers propre et un jeu, une connivence entre sa création et le spectateur, mais également à mettre l’emphase sur les grands thèmes qui sous-tendent la société dysfonctionnelle qu’elle invente, et qui parcourent également l’œuvre référencée. D’où sa richesse.
Cependant cette référence permanente en constitue aussi une éventuelle faiblesse car, pour qui connaît un peu l’œuvre en question, la lecture du film en devient parfois un peu attendue et certains éléments de l’intrigue censés constituer des surprises, des twists, n’en sont plus tout à fait et deviennent un peu évidents… Ce qui ne m’a pas empêchée de grandement apprécier ce film à sa sortie, notamment pour la prestation de la toujours formidable Florence Pugh qui tient le rôle principal, mais aussi justement en grande admiratrice de l’œuvre littéraire dont il est question ici et par curiosité pour la façon dont Olivia Wilde l’a adaptée, intégrée à sa création.
L’objectif que se fixera cet article, donc, sera dès à présent de mettre au jour les nombreux éléments du film qui permettent d’établir avec certitude qu’Olivia Wilde a voulu faire de l’univers d’Alice au Pays des Merveilles la trame d’arrière-plan de son deuxième film, et leur éventuel rôle dans sa compréhension.

Avant tout, des observations basiques, mais sur lesquelles on ne peut faire l’impasse : le personnage principal, interprété par Florence Pugh donc, se prénomme Alice. Difficile de faire plus évident. Cette première clé de lecture, et non des moindres, nous est donnée dès l’abord afin qu’on ne puisse pas passer à côté de la mise en parallèle opérée tout du long avec l’œuvre de Lewis Carroll.
Vous aurez probablement aussi remarqué que la protagoniste est souvent vêtue de bleu et / ou de blanc, a les cheveux blonds et que ceux-ci sont régulièrement attachés sur le sommet ou l’arrière de sa tête par un petit ruban noir. Sa garde-robe est d’autant plus savamment étudiée qu’elle est à la fois cohérente avec la mode des années 50, époque à laquelle l’histoire semble se dérouler, et que la coupe de nombre de robes du personnage principal est serrée à la taille et évasée sur le haut du mollet. Il lui arrive aussi, dans son intérieur, de porter un tablier. Tous détails censés vous rappeler fortement quelque chose… C’est en effet ainsi que la petite Alice inventée par Lewis Carroll est communément représentée dans les différents arts et médias, notamment depuis l’adaptation animée des studios Disney qui a largement contribué à en faire un personnage incontournable de la culture populaire.

Une fois saisi cela, on peut s’amuser à lister tous les éléments issus des romans de Lewis Carroll qu’Olivia Wilde a cherché à intégrer à son film. Ils sont nombreux, et, selon que l’on connaît les ouvrages du romancier britannique ou seulement ses adaptations populaires, plus ou moins évidents en fonction de leur apparition à l’écran.
Mais plus que seulement les lister, j’aimerais montrer en quoi ces points de référence à l’œuvre carrollienne ont en réalité deux fonctions dans la construction du film. La première : instaurer une atmosphère étrange, anormale et de plus en plus anxiogène. La seconde : bâtir les relations au sein de l’intrigue, les jeux de pouvoir et de tension qui conduiront au dénouement.

A cet effet, il est peut-être bon de rappeler, pour celles et ceux parmi vous qui ne connaissent pas bien ces deux romans, que Lewis Carroll, s’il n’en fut pas l’inventeur, est le représentant le plus largement reconnu de ce courant littéraire anglais du XIXème siècle que l’on appelle la « Nonsense Literature », la « littérature du non-sens ». En effet, dans ses deux romans, il met en scène des personnages dans des situations folles et leur fait tenir des conversations insensées. Son personnage, Alice, essaie en vain de comprendre ce qui se passe autour d’elle, de trouver une signification raisonnable aux propos que lui tiennent ses interlocuteurs et surtout de chercher une sortie à ce monde sans queue ni tête, mais se laisse malgré elle progressivement contaminer par la folie ambiante. Notre esprit, ne pouvant faire sens de ce qui lui est donné, est en quelque sorte brutalisé : d’où la sensation d’étrangeté inquiétante, voire dangereuse, que la lecture en crée, et par voie de conséquence, la raison pour laquelle les romans de Lewis Carroll sont devenus une référence incontournable pour qui veut construire un univers irrationnel, parallèle à la réalité, dans lequel tous nos concepts sont bouleversés et mis à l’épreuve.

Je me suis demandé dans quelle mesure une des répliques du puissant Frank, gourou de la petite communauté, pouvait être considérée comme un clin d’œil aux romans de Carroll. Quand Alice, hôtesse d’un dîner, entend révéler ce qu’elle pense avoir compris sur la manipulation orchestrée contre les habitants de Victory, Frank, qu’elle accuse sans détour, s’en sort avec une rhétorique bien huilée qui lui permet de faire passer Alice pour folle. Face aux accusations de la jeune femme, et alors que l’un des convives tente de prendre la défense du grand patron qu’il est, Frank lui coupe la parole et dit de la laisser continuer : « Je suis curieux de savoir ce qu’elle va dire », en anglais « I’m curious to… ». Sous une certaine forme (comparative), cet adjectif, « curious », est devenu emblématique du roman Alice au Pays des Merveilles. En effet, lorsque la petite fille tombe dans le terrier sans fin du lapin, elle laisse échapper l’exclamation « curiouser and curiouser » (« de plus en plus étrange… »), un hapax — une occurrence unique dans une langue — grammaticalement incorrect désormais éminemment lié à ce roman, puisqu’il ne fut employé nulle part ailleurs que dans la langue poétique de Lewis Carroll.
Par ailleurs, cette scène, une des plus riches du film, peut aussi évoquer la « Mad Tea-Party », le thé chez les fous, puisque tous sont réunis autour d’une table et que, comme pour la petite Alice de Carroll dont le personnage de Florence Pugh est un avatar, rien ne semble faire sens. Tous les convives, gênés par ses propos et la situation très inconfortable dans laquelle ceux-ci les mettent, la croient au bord de la folie, exceptés Frank et son épouse, bien sûr, qui, comme le Chapelier Fou et le Lièvre de Mars chez Carroll, connaissent la véritable nature du lieu absurde et incohérent qu’ils habitent, et embrassent donc son essence monstrueuse, qu’ils manipulent d’ailleurs par le langage pour maintenir les autres dans une folie qui n’est pas consciente d’elle-même.

Un élément étrange, qui n’a pas une importance particulièrement significative dans le film mais permet d’installer le malaise, est la présence, lors de la garden party du début du film chez Frank et son épouse, de leurs enfants, des jumeaux de sexes différents. Les deux personnages féminins, Alice et Bunny, en pleine conversation, soulignent d’ailleurs elles-mêmes à quel point les deux enfants leur hérissent le poil par leur comportement à la fois incongru et sinistre. La thématique des jumeaux employée à ces fins est un topos du genre horrifique : on peut penser à la scène du corridor dans Shining, de Stanley Kubrick, par exemple. Dans le film d’Olivia Wilde, qui dès le début a posé comme grille de lecture la référence carrollienne, on pense automatiquement à Tweedledee et Tweedledum, les gros jumeaux popularisés dans De L’Autre Côté du Miroir et le film d’animation des studios Disney.
Les jumeaux, par l’image double qu’ils renvoient, d’apparence identique mais de nature différente, suggèrent dès l’abord une lecture équivoque de la réalité : Alice évolue dans un monde où la nature même des objets et des personnages qu’elle rencontre annonce symboliquement que peut-être les apparences sont trompeuses, et que les choses sont peut-être, sous des dehors identiques ou normaux (c’est-à-dire identique à ce qu’elle connaît), plus compliquées et multiples qu’elles n’en ont l’air.
Il en va de même des miroirs, qui parsèment le film et sont un objet symbolique s’il en est de la littérature carrollienne. Nous y reviendrons.

On peut retrouver un avatar, sans doute plus subtil, des jumeaux du roman de Lewis Carroll au moment de la scène de danse entre Frank et Jack, sur l’estrade de la salle des fêtes. Mais ici le chemin mental à effectuer est inverse : alors qu’Alice portait une confiance absolue à Jack, son mari, qu’elle pensait différent de Frank, la similitude de leurs tenues et la chorégraphie symétrique que les deux hommes performent, sur la scène où ils se tiennent bien en vue de l’assemblée, lui fait comprendre qu’ils ne font en réalité qu’un, par leurs pensées, leur comportement, leurs idéaux… Dans tous les cas, la réalité est double, trompeuse, et plus complexe qu’elle n’y paraît.

Passons à un autre rapprochement. Jack et Alice, les époux Chambers, ont une vie sexuelle très active, et crient à qui veut bien les écouter qu’ils ne souhaitent pas avoir d’enfants. Peut-être est-ce parce qu’ils en sont eux-mêmes encore un peu ? Il se trouve que plusieurs interprétations psychologiques ont été faites de l’œuvre de Lewis Carroll, qui ont cherché à montrer que la traversée du Pays des Merveilles par Alice, suivi de son réveil, serait en fait une manière symbolique de représenter la puberté et l’éveil de la jeune fille à la sexualité. On est en droit de penser, ainsi, que les deux approches se répondent assez bien.
Par ailleurs, vous aurez sans doute  remarqué les nombreux très gros plans sur des œufs, que la jeune femme au foyer casse dans une poêle, tous les matins, pour préparer son petit-déjeuner à son mari, en épouse parfaite des années 50. Ces œufs viennent certes, au sein du film, prendre place dans un rituel quotidien et installer le cadre domestique et marital des époux Chambers, mais la symbolique est tout de même assez frappante : dans un contexte où la pression sociale à se reproduire et à « faire famille » est importante — une de leurs voisines, Peg, est perpétuellement enceinte, et seuls les très jeunes foyers n’ont pas encore d’enfant(s) —, les œufs pourraient représenter la capacité du couple à se reproduire. Or, Alice passe son temps à en casser, comme pour réduire à néant cette possibilité.

D’autre part, dans une scène où elle est seule chez elle après que son mari soit parti travailler, Alice casse des œufs qui se révèlent être vides. Symbole de la stérilité de leur couple ? Dans tous les cas, cette coquille vide, similaire à celle du monde virtuel dans lequel elle ignore être contrainte de vivre, contribue à poser le cadre d’étrangeté qui va se craqueler progressivement et se révéler lui aussi vide… de sens. Quoi de plus absurde qu’un œuf vide, en effet, quand l’essence d’un œuf est justement, fécondé ou pas, d’être plein ?
Quand on pense aux romans de Lewis Carroll, la mention d’œufs peut en outre évoquer deux passages, qui ont plus trait aux jeux de pouvoir. D’abord, dans Alice au Pays des Merveilles, celui où Alice, après avoir croqué un petit bout d’un champignon magique, se retrouve avec un cou immense qui dépasse au sommet des arbres et se voit confrontée par un pigeon qui pense qu’elle est un serpent et qu’elle va dévorer tous ses œufs. Alice dit ne pas en vouloir, fait en sorte de rétrécir et s’en va.

Mais il y a aussi, dans De L’Autre Côté du Miroir, la rencontre entre Alice et Humpty Dumpty, un œuf personnifié, juché au haut d’un mur, qui sermonne la petite fille sur le sens à donner au langage. Quand Alice cherche à comprendre le réel et à donner une signification à ce qui l’entoure, Humpty Dumpty, lui, ne cherche qu’à l’emporter sur son interlocuteur par l’arme qu’est le langage. Mais à la fin, il ne faut pas oublier que l’œuf, trop imbu de lui-même pour se préoccuper du reste, tombe de son muret et se casse. Comme dans le film. Alice l’emporterait donc, au final ? On peut l’interpréter ainsi, et cette hypothèse sera confirmée par la fin du film. Qu’elle en fasse usage ou pas, qu’elle soit en mesure de le comprendre ou pas, c’est bien elle qui détient le pouvoir. En tout cas, cette série d’œufs brisés, surtout vides, sont une première étape dans la compréhension par Alice Chambers que la vie, d’apparence extérieure complète, qu’elle mène à Victory, n’est en réalité qu’une coquille fallacieuse, qui ne contient aucune matière.

Évidemment, les miroirs, comme nous avons commencé à l’évoquer plus haut, en tant qu’emblème ultime de la littérature carrollienne à laquelle il est ici constamment fait référence, sont très présents dans ce film. Il ne s’agit pas toujours nécessairement de miroirs à proprement parler, même si ceux-là sont aussi très nombreux et permettent à plusieurs reprises à la réalisatrice de faire monter l’angoisse, mais parfois aussi de vitres ou de surfaces. Je pense notamment à deux surfaces qui jouent le même rôle : les simples vitres, au travers desquelles Alice cherche à voir, ou contre lesquelles elle s’écrase sans pouvoir les traverser, justement, ou, le « miroir » ultime, la lentille apposée de force sur son œil, et qui la maintient dans un état d’inconscience absolue, à la merci de son mari qui la séquestre dans le monde virtuel de Victory. C’est cette surface, ce miroir sur son propre corps, qu’elle a initialement traversée à son insu, et qu’elle ne parvient pas à traverser dans l’autre sens pour échapper aux dangers qu’elle voit surgir partout sans que quiconque reconnaisse la justesse de ce qu’elle avance.

Après qu’Alice a été témoin de la déchéance et du suicide de Margaret, qui ont écaillé le vernis de son monde et en ont comme fêlé la surface, des événements inexplicables ou incongrus vont se produire. En suivant un aéroplane qu’elle voit s’échouer au loin, à l’extérieur des limites de Victory, Alice va découvrir le point vers lequel les interdits et l’inconnu semblent converger : le « QG », comme l’appelle son mari ; un dôme de ciment au sommet d’un haut tertre, lui-même au milieu du désert. Des miroirs en longent la circonférence extérieure. Ou des vitres sans tain, ainsi que le suggère le gros plan filmé depuis l’autre côté de la paroi de verre, sur le visage de la jeune femme lorsqu’elle l’y colle afin d’essayer de voir à travers. Lorsqu’Alice aperçoit, ou est sur le point d’apercevoir, ce qu’il y a de l’autre côté du miroir, une lumière rouge envahit l’écran, et on retrouve Alice, à la scène suivante, qui se réveille dans son lit. Mais après cela, l’étrangeté va se faire de plus en plus prégnante et menaçante. On comprend après la fin du film qu’il s’agissait sans doute de « bugs » dans le programme, qu’Alice avait dû partiellement endommager en observant le spectacle caché de l’autre côté du miroir du QG.

Dès lors, ces « bugs » vont se multiplier, et l’esprit de la protagoniste, craquelé, fendu tels ces œufs qui s’ouvraient sur le néant, va chercher à reproduire et parachever cette première « traversée du miroir », ce premier regard transgressif dont le spectateur ne sait ce qu’il lui avait révélé ni même si elle s’en souvient une fois qu’elle reprend conscience chez elle. Ainsi, des échos à cette transgression, opérés sur des surfaces planes, avatars de la surface originelle vont se manifester. Parfois de façon involontaire, sous la forme d’hallucinations, comme lorsqu’Alice pense voir une tache sur les vitres qu’elle nettoie, et que le mur derrière elle se rapproche peu à peu jusqu’à la compresser contre la surface vitrée, l’écraser comme pour la faire passer à travers. 

Parfois de façon volontaire, comme si elle cherchait inconsciemment à s’extraire du simulacre de réalité dans lequel elle se sent plongée malgré elle et dont elle aurait eu au QG une forme de révélation dont son esprit garde une réminiscence lointaine. C’est ce que peut nous faire penser la scène dans laquelle Alice déploie une feuille de papier cellophane, paraît avoir une épiphanie en regardant au travers, puis s’en entoure le visage, dans un geste qui semble suicidaire mais dont le but serait plutôt d’accéder à cet autre niveau de réalité dont elle a eu un aperçu récent.

Dès lors, les miroirs véritables, que ce soit dans la propre salle de bains du protagoniste, ou dans la salle de danse classique où les épouses prennent leurs cours hebdomadaires, vont se diffracter et renvoyer des images discordantes, des reflets impossibles. C’est là un tour classique du cinéma — et de la littérature — d’horreur, qui brosse le thème du double maléfique et que l’on a pu retrouver récemment dans l’excellent Us de Jordan Peele, parmi dans tant d’autres, mais cela prend ici une dimension particulière en relation avec la référence carrollienne. Si les images qu’Alice y voit sont effrayantes, elles constituent aussi un appel brutal de la réalité à la victime d’illusion qu’elle est sans vraiment en comprendre les tenants et aboutissants.

En outre, le cadre du quartier résidentiel ultra-protégé, ultra-surveillé dans lequel les personnages évoluent se prête parfaitement à l’insertion plus ou moins furtive d’éléments qui rappellent notre imagier populaire carrollien. Les résidences pavillonnaires de « suburbs » — banlieue privilégiée — américaines sont par exemple délimitées par des haies qui protègent l’intimité de leurs habitants, mais peuvent aussi faire penser aux haies de rosiers que les soldats de la Reine de Cœur, aux corps de cartes à jouer, doivent repeindre en rouge dans le dessin animé notamment.

Ces mêmes soldats-cartes dont on retrouve un avatar évident dans les gardes du complexe résidentiel, qui intercepteront le corps de la paria Margaret après son suicide, et qui poursuivront Alice dans sa tentative de fuite vers le tertre au sommet duquel se trouve la porte de sortie du monde virtuel dans lequel elle avait été retenue contre son gré.
Cette scène presque finale, dans le film, est d’ailleurs une adaptation parfaite du passage du roman et du film d’animation : Alice cherche à s’enfuir de ce pays qui ne fait pas sens, dans lequel elle est enfermée et dont les membres les plus éminents cherchent à la garder prisonnière. Et de la même manière, c’est en s’éveillant, et en comprenant donc qu’elle était assoupie, inconsciente, qu’elle revient à la rationnelle et signifiante, quoique désormais ébréchée, réalité.

Ce qui nous mène au couple formé par Shelley et Frank, à la tête du petit royaume de Victory. Et c’est à dessein que j’emploie ce mot, puisque, certain.e.s auront peut-être déjà fait le lien, ces deux personnages sont clairement un avatar de la Reine et du Roi de Coeur d’Alice au Pays des Merveilles. Si les membres de la communauté manifestent de l’admiration, du respect et de la crainte pour Frank, on constate aussi, pendant la scène de danse avec Jack sur l’estrade par exemple, qu’il peut parfois se rendre ridicule, et qu’il n’est pas nécessairement aux manettes ni en contrôle des actions qu’il entreprend. Pendant le dîner chez les Chambers, alors qu’Alice l’invective violemment, il se défend certes, mais de manière détournée, en essayant de jouer la douceur et de sous-entendre qu’Alice a perdu la raison. Ce n’est pas lui qui mettra fin au débat, mais bien son épouse, Shelley, qui prend le pas abruptement dans la conversation pour dire que cela suffit. Ce n’est que suite à son intervention à elle que les attaques d’Alice et le dîner prennent fin. C’est elle qui maîtrise le jeu.

Le fait que le pouvoir réel soit détenu par Shelley se comprend en réalité assez intuitivement dès le début du film. Quand Frank prend la parole devant leurs invités pendant la garden party, elle n’apparaît que plus tard, depuis l’arrière-plan et en hauteur, donc dans une position de pouvoir et comme si elle avait observé tout le monde jusqu’à ce moment, et lui-même la présente comme l’élément fort de leur couple.
Par ailleurs, lors du premier cours de danse classique auquel on assiste, les élèves discutent de leur vie de famille, des événements de la communauté et de l’arrivée prochaine d’une nouvelle recrue, quand Shelley fait son entrée, provoquant le silence immédiat, la mise en position et une tenue exemplaire de la part des jeunes femmes. L’accent est d’autant plus mis sur ce moment que c’est la seule fois dans le film que la caméra va filmer de son point de vue. Ainsi, on ne la voit pas arriver, mais on voit le changement de comportement et la panique des épouses tandis qu’elle s’avance vers elles. Autre détail de cette scène : un cadre protégeant une photographie officielle de Frank, en tant que fondateur de Victory, est accrochée à un des murs de la salle de danse. Sa présence n’est qu’une image sans aucune capacité d’action, reléguée à un élément de décoration, tandis que son épouse, elle, crée une admiration teintée de crainte là où elle est présente.
C’est donc Shelley, bien plus que Frank, qui est crainte et respectée. Lui se contente de récolter la gloriole et d’avoir l’air accessible et sympathique, mais son épouse, en revanche, semble être celle qui tire les ficelles. Comme dans les romans de Lewis Carroll, où la Reine de Cœur provoque la terreur parmi ses sujets, contrairement au Roi de Cœur.
C’est un fait et une comparaison dont on ne peut plus douter quand, à la fin, de colère contre son époux qui a laissé s’échapper Alice du monde de Victory, Shelley poignarde Frank, roi fantoche qui l’embarrasse plus qu’autre chose sur son chemin pour le pouvoir et la manipulation des membres de la communauté, qu’elle mène bien plus efficacement que lui.

Mais le dernier élément de comparaison, un personnage en réalité, qui retiendra notre attention, est celui de Bunny, qui est la clé de cette analyse comparée, de la construction et du dénouement de l’intrigue. Ce personnage est le pivot de l’histoire, nécessaire au twist final, et on comprend qu’Olivia Wilde se le soit réservé, plutôt que celui de l’héroïne.
Une fois encore, l’onomastique — l’étude des noms propres et de leur éventuelle signification — nous est précieuse : « Bunny », en anglais, en plus d’être un prénom/surnom féminin quand il est un nom propre, c’est un nom commun qui signifie « petit lapin mignon ». A partir de là, le lien est vite effectué. Bunny est un avatar du lapin blanc d’Alice au Pays des Merveilles.
Dès la scène d’ouverture, où, lors d’une soirée arrosée, les épouses jouent à mettre un verre d’alcool sur leur tête pour voir celle qui tiendra le plus longtemps sans le renverser, c’est Bunny qui gagne. Elle semble bien connaître les règles de ce monde et avoir une forte expérience.
Et de fait, elle est très présente aux côtés d’Alice, la guide et la soutient dans son quotidien. Les deux femmes ont une forte complicité. Mais quand Alice va commencer à perdre les pédales, dans ce monde fou qui lui renvoie l’image de sa propre folie, une brouille va survenir entre les deux amies, Bunny s’inquiétant du changement de comportement d’Alice et de la possibilité qu’elle prenne la même voie dangereuse que la défunte Margaret. Jamais Bunny ne dément vraiment les soupçons d’Alice, elle l’incite seulement à les oublier. On se rendra alors compte que, dans de nombreuses scènes clés où Alice est piégée dans sa bulle psychologique et sociale, Bunny est absente. Pendant le dîner de confrontation par exemple. Bunny, on va le voir, aurait pu confirmer ou infirmer les doutes de son amie si elle avait été présente. Mais si elle ne l’est pas, c’est qu’elle refuse qu’Alice dérange ce monde dans lequel elle trouve un semblant de bonheur.

En effet, la position de Bunny devient très claire à la fin : hormis Shelley dont le statut est spécial, elle est la seule des épouses à savoir qu’elle vit dans un monde virtuel, et surtout à l’avoir choisi de son plein gré après la perte de ses enfants : vivre à Victory lui permet de ne pas avoir à affronter le deuil dans la réalité. Bunny est donc, comme le lapin blanc du roman de Lewis Carroll, ce personnage qui connaît les deux mondes et a la capacité d’en pratiquer les entrées et les sorties.
D’ailleurs, quand Alice, qui vient de poignarder son propre mari pour se sauver de ses griffes, saute sur son conseil dans la voiture de son amie pour prendre la fuite, la caméra est orientée un bref instant vers la plaque d’immatriculation de la voiture en question : « RA8 », avec un « 8 » dont la forme ressemble très fortement à un « B ». Comment ne pas penser au mot « RAB…BIT », « lapin » en anglais ?
Pendant la scène de dispute la plus importante entre Alice et Bunny, qui marquera la rupture entre elles avant leur réconciliation finale, alors que la protagoniste s’approche de plus en plus de la réalité et qu’elle demande à son amie de l’aider à faire jour sur ce qu’on leur cache, on remarque que les toilettes pour dames dans lesquelles elles se sont isolées, en plus d’être du plus grand luxe, ont leurs murs couverts de miroirs. Ce qui n’est sans doute pas une coïncidence, comme on peut le comprendre désormais ! Bunny aurait eu la capacité de montrer la vraie image, le vrai reflet de leur vie à Alice, peut-être même ainsi de lui faire « traverser le miroir » en sens inverse, mais il n’en a rien été. Alice était cependant sur la bonne piste, et comme dans le roman de Lewis Carroll, le petit lapin qu’elle suit et qu’elle tente de retrouver sans cesse était bien le potentiel passeur qui détient la clé du passage indéfini d’un monde à l’autre.

Onomastique, garde-robes, accessoires, miroirs et surfaces en tous genres, utilisation des couleurs, jeux de doubles, avatars de personnages carrolliens, réécriture de chapitres célèbres comme le thé chez les fous ou la fuite finale d’Alice qui se réveille dans le monde réel : la liste est donc longue — comme cet article, oooops ! et surtout bravo si vous êtes arrivé.e.s jusque-là ! —si l’on veut énumérer tous les éléments qui font de ce film, si ce n’est un hommage, du moins une relecture des aventures d’Alice au Pays des Merveilles. Ce ne sera pas la première fois que la science-fiction se lance sur cette piste — pensons seulement au « lapin blanc » qui guide Neo au tout début de Matrix —, mais cela ne peut que souligner le travail fourni par la réalisatrice Olivia Wilde pour créer une oeuvre, si ce n’est sans faille, du moins de belle profondeur.

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3 commentaires pour « Don’t Worry, Darling » : Alice, au pays des mères, veille

  1. Lagarde Gilbert dit :

    Je suis arrivé au bout !!!

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