« Men », d’Alex Garland : honnie soit qui mâle y pense.

Comme promis il y a une dizaine de jours sur les réseaux sociaux, je vous propose aujourd’hui une lecture de la symbolique foisonnante du film Men, allégorie gore d’Alex Garland, qui avait reçu à sa sortie en juin 2022 une critique globalement satisfaisante mais assez diverse dans la presse spécialisée : je ne suis pas du tout d’accord avec la critique des Inrocks, par exemple, et ne comprends toujours pas l’absence flagrante de critique de Télérama à son sujet.
Pour ma part, quand je l’ai visionné en salle la première fois, ce film m’a frappée par la multiplicité des références auxquelles il avait recours, ainsi que par leur intrication complexe. Pour autant, à aucun moment je n’ai eu l’impression d’être prise pour une idiote, ou au contraire assommée avec un film-thèse purement conceptuel. Alors certes, impossible de nier ce dernier aspect. Oui, c’est évident, Men, comme d’autres films d’Alex Garland : mon bien-aimé Ex Machina par exemple, est bien un film-concept. Nous reviendrons d’ailleurs sur ce dernier à la fin de l’article, puisque j’ai porté sur lui un regard nouveau et enrichi après ce second et récent visionnage du dernier film de Garland, avec lequel il partage un certain nombre de thèmes et de motifs.
Quant à Men, si son scénario est simple, il est tout de même bien construit, la tension dramatique propre au genre horrifique dans lequel il s’inscrit également, et sa forme, novatrice dans la puissance de ses images, marque l’esprit de son empreinte. Autant de raisons de s’y attarder un peu, le temps d’une lecture qui, je l’espère, vous intéressera aussi.
Comme toujours en revanche, impossible d’interpréter un film sans en révéler de nombreux éléments, si ce n’est même l’intégralité, donc si vous craignez les spoilers, je vous suggère de revenir après avoir vu le film. Sinon… c’est parti !

Avant tout, résumons l’intrigue du film, pour les éventuels lecteurs et lectrices qui ne seraient pas dérangés par le spoiling annoncé plus haut.
Harper est une femme accomplie : selon toute vraisemblance issue des classes socio-professionnelles supérieures, elle a loué pour elle seule, l’espace de quelques jours, une demeure vaste et charmante dans la campagne anglaise. Elle y est accueillie par Geoffrey, le gestionnaire des lieux, qui l’invite à s’y installer confortablement. Dès le début cependant un léger malaise est palpable ; les petites blagues de Geoffrey mettent Harper dans une position inconfortable, et, sous couvert de bonhomie, certaines remarques ou questions de sa part sont assez indiscrètes, inappropriées. Sans doute le décalage social et géographique, se dit-on. Rien de bien méchant, et surtout prétexte à une bonne rigolade par écrans interposés, quelques minutes plus tard, entre Harper et sa confidente Riley.
On comprend néanmoins rapidement, par les silences, par les regards fuyants, par les allusions faites par son amie, et surtout à travers les flashbacks qui segmentent le film, que Harper est veuve, et que la mort de son mari, James, fut brutale. Très vite, il nous est révélé, par petits bouts de traumatisme qui s’imposent à l’esprit de Harper, que la réalité est bien pire encore : quand, étouffée par son comportement contrôlant, elle lui annonça qu’elle souhaite divorcer de lui, son mari tenta un ignoble chantage au suicide. Il insista lourdement sur le fait que Harper porterait pour toujours le poids de sa mort sur la conscience, si elle persistait à vouloir rompre avec lui. En quelques minutes seulement s’ensuivent l’espionnage numérique et la violence physique, qui forcent Harper, apeurée, à mettre son mari à la porte de leur appartement. Peu après, alors qu’elle tente de reprendre ses esprits, elle est témoin de sa chute, dont on ne saura jamais exactement si elle était accidentelle ou volontaire, depuis le balcon des voisins de l’étage supérieur. Quand elle descend dans la rue, choquée, hagarde, James est mort, la main droite empalée sur un garde-fou, le tibia visiblement fracturé.
Si Harper a planifié ce séjour dans le hameau de Cotson, donc, c’est pour tenter d’entamer un processus de reconstruction, bien décidée à se détendre et à profiter de ses journées en solitaire. Mais entre son traumatisme et des hommes toujours prêts à la mettre en doute et à envahir son espace personnel, la peur prend vite le dessus. D’abord inquiétée par une silhouette qui semble la prendre en chasse dans les bois, elle est ensuite suivie, jusque dans l’enceinte de la demeure qu’elle a louée, par un homme errant dans la campagne totalement nu. La police intervient. Harper tente de retrouver son calme et, obstinée, poursuit son séjour. Mais vite, tout paraît de plus en plus absurde, et les hommes autour d’elle, de plus en plus menaçants. Peu à peu, la traque ne cache plus son jeu et se termine au sein de la demeure où Harper a dû se retrancher. Au petit matin, libérée de la violence de ces hommes sur lesquels elle a réussi à avoir le dessus, elle est rejointe par son amie Riley. Celle-ci, inquiète pour sa sécurité, avait pris la route pour la retrouver. Elle sera désormais soutenue, dans le chemin qui lui reste à parcourir, par cette femme dont on découvre à ce moment-là, comme un symbole d’espoir, qu’elle porte la vie en elle.

I. Le choix de l’isolement, entre l’espoir du salut et la crainte de l’assaut.

Dès l’ouverture, tout décrit Harper comme une femme qui recherche activement la solitude. Elle se suffit à elle-même et a le désir de se retrouver dans un espace à elle pour un certain temps. On suit sa voiture le long des routes sinueuses de la campagne anglaise, et sa découverte émerveillée de la grande maison traditionnelle, au fond d’un terrain ceint de hautes haies protectrices, confirme rapidement cette impression. Le personnage, que l’on découvrira profondément blessée, détruite même, exprime un besoin primal de repli sur soi, attendu comme curateur, salvateur.
Le lieu qui va l’accueillir coche d’ailleurs toutes les cases du parfait havre de paix. Élégamment coupé du monde extérieur par un mur de haies, empli d’une végétation fertile et du chant des oiseaux, le bâtiment, entre grand cottage et petit manoir, présente tout le nécessaire à un séjour confortable.
Difficile d’imaginer au premier abord que c’est dans ce parfait locus amoenus, dans cette enceinte aux dehors idylliques que se manifesteront des êtres inquiétants, des entités dangereuses pour notre héroïne.
Cependant, l’étrangeté s’immisce assez vite, car à peine a-t-elle découvert le jardin, et avant même d’aller se présenter à son hôte, la protagoniste, subjuguée par le pommier qui trône au centre du carré végétal, se dirige vers l’arbre et mord avec délice dans une pomme, rouge et juteuse. Une partie de la scène est filmée du dessus, avec Harper de dos et une focale spéciale qui en fait autant une vision de conte, hors du temps, qu’un point de vue menaçant. La référence est évidente. Harper, qui a succombé aux charmes appétissants de cet Éden anglais, a croqué dans le fruit de la connaissance ; dès lors, une forme de vérité va se révéler à elle, à laquelle elle ne pourra pas échapper, qu’elle ne pourra plus voiler de déni et reléguer aux tréfonds de sa conscience.
Et de fait, elle rencontre Geoffrey dans les minutes qui suivent. Les prémices du malaise, instillé par le campagnard maladroit, se font déjà sentir. A partir de là, peu à peu, le paradis va tourner à l’enfer.

II. Une violence patriarcale tentaculaire et ancestrale : de l’histoire particulière aux frustrations existentielles.

Le problème commence avec James, le défunt mari de Harper, joué par Paapa Essiedu. Son allure se distingue en tout des autres personnages masculins du film. Car lui n’est pas une idée, il n’est ni un symbole ni un stéréotype : il est l’homme, incarné, réel, avec ses spéci-ficités et son caractère, que Harper a choisi, connu et aimé. Mais il reste un homme, et il est l’auteur, au moins en partie volontaire, d’un événement traumatique qui hante Harper.
C’est pourquoi une connexion s’établira tout de même entre lui, pourtant relégué au passé, à la psyché de l’héroïne, et les autres hommes du films, habitants de Cotson qui se révèleront agresseurs lors des scènes finales. On peut remarquer en effet qu’en cherchant à se défendre contre eux comme elle avait cherché à se protéger de son mari, mais jamais de façon active et volontaire, Harper blesse ses agresseurs : l’une à la main, lorsque, prise de panique, elle a poignardé le membre de celui qui cherchait à s’introduire dans la maison, et l’autre au niveau de la cheville et du tibia, quand, ne l’ayant pas vu sur la route, elle lui a roulé dessus en voiture. Et l’on réalise que, bien qu’elle ne leur ait infligé à chacun qu’une seule blessure, la première l’homme primitif, et la seconde à Geoffrey, malgré cela chacune des versions du monstre masculin, interchangeable avec les autres, présente les mêmes stigmates.
Ceux-ci n’ont d’ailleurs pas peur de creuser encore davantage leurs plaies — le gros plan le plus gore du film en est le sujet —, ni ne craignent en leur état de continuer leur avancée ou ne souffrent de ces blessures au point de devoir s’arrêter. Leur but semble au contraire, de la même façon que James cherchait à faire culpabiliser Harper, d’attirer l’attention de l’héroïne sur ce qu’ils considèrent, ou en tout cas cherchent à l’en persuader, comme le résultat de ses actions à elle, et aucunement, ce qui est pourtant factuellement le cas, comme la conséquence des leurs propres.
Or, ces mutilations qu’ils exhibent sont exactement les mêmes que celles que présentaient le corps de James, la main empalée sur la pique d’une rambarde de métal et le bas de la jambe cassée presque à angle droit. En filigrane, on devine donc là les rouages de la culpabilité de l’héroïne, qui ne parvient pas à cesser de s’accuser pour le mal qu’elle aurait potentiellement fait à son mari, et dont la mémoire traumatisée reconstruit partiellement, jusqu’à les accentuer, les blessures choquantes qu’elle n’avait pu que constater sur son cadavre.

Dans Men, vous l’aurez compris, la construction de l’angoisse va de pair avec l’intrusion successive, à défaut de pouvoir parler de simple rencontre, des différents hommes du hameau de Cotson, qui croiseront le chemin de Harper et imposeront chacun une forme de violence à l’héroïne, de la plus minime à la plus flagrante.
Cette ronde des agresseurs suit une logique progressive, qui constitue le propos de fond du film et que celui-ci s’attache à clarifier par ses symboles : le patriarcat est un système tentaculaire, immémorial et bien huilé. Ses agents, qui parfois ne se rendent même pas compte qu’ils sont partie prenante de cette entité supérieure, ont beau endosser des aspects divers, des discours variés et des attitudes multiples ; ils n’en restent pas moins les bras armés, les marionnettes d’une seule finalité : réduire la gent féminine à leur pouvoir et à leur validation.
Pour signifier cela, le réalisateur Alex Garland a fait le choix de faire jouer tous les villageois par le même acteur, Rory Kinnear, qu’il a grimé, affublé de perruques, de fausses dents et d’atours l’identifiant à tour de rôle à un personnage ou à un autre. Qu’il s’agisse de Geoffrey, de « l’homme-nature », du prêtre, du policier, du tenancier du pub ou de ses clients… tous partagent le même visage. Même Samuel, l’adolescent agressif et un peu dérangé que Harper rencontre derrière l’église, dont le corps est joué par un autre jeune acteur, a le visage de Kinnear grâce à l’utilisation de la technologie.
Le hameau de Cotson devient ainsi une sorte de monde allégorique, d’univers parallèle dans lequel est révélée l’identité profonde et unique, sous des aspects pluriels, de la gent masculine.

Cette révélation passera par différentes itérations, différentes potentialités de la masculinité toxique, qui correspondent chacune à une sphère de la vie distincte.
L’agent de police, dont les actions concrètes se résument ici plus ou moins au port de l’uniforme, représente la loi : en tant qu’incarnation de l’autorité et de la sécurité qu’il est censé assurer dans l’espace public, il se permet de relâcher hâtivement le vagabond exhibitionniste qui avait suivi Harper, alors même que celle-ci, choquée et se sentant en danger, demandait une protection plus efficace.
Le prêtre, lui, fraie au contraire dans les méandres de l’esprit ; on ne peut plus intime, donc : en tant que représentant de la morale, il s’autorise à mettre des mots lourds de sens sur le combat intérieur de Harper, et à juger ses actions passées selon une logique fourbe et fallacieuse.
Samuel, l’adolescent, est le parfait exemple de l’agression de rue gratuite, sous prétexte qu’une passante ne se conforme pas à son souhait. Celui-ci, d’abord caché derrière son masque de pin-up de farces et attrapes, montre qu’à ses yeux, la gent féminine, qui doit à la fois coller au cliché de la maman et de la putain, n’a qu’une seule vocation : satisfaire ses désirs, si puérils soient-ils. Une femme qui s’y refuse est forcément une salope.
Geoffrey, quant à lui, fait preuve d’une familiarité excessive, qui met l’héroïne manifestement mal à l’aise. Bien que la gêne de Harper soit visible, il ne modifie en rien son comportement et, sous prétexte qu’il souhaite se montrer amical, il use tacitement de son statut d’hôte pour l’empêcher d’exprimer clairement son désir de solitude. Sa volonté évidente d’endosser le rôle du sauveur de la demoiselle en détresse, à plusieurs moments de l’intrigue, souligne également son besoin de se représenter Harper plus faible qu’elle ne l’est, voire de la maintenir dans cette position.
Ainsi, de la sphère la plus officielle, celle de l’État et du pouvoir, à la plus privée ou à la plus anodine, avec tour à tour l’attitude la plus écrasante, la plus concernée ou la plus détachée, tous les champs de l’existence de Harper sont envahis d’hommes qui, soit lui manquent de respect, soit s’imposent à elle, soit ignorent ses besoins…
On remarquera d’ailleurs, mais nous y reviendrons, que l’action de base commune à ces incarnations du patriarcat est d’ignorer, de passer outre ou de déformer la parole de la protagoniste.

Mais Alex Garland va plus loin qu’un simple constat social ; il semble vouloir retracer une histoire de la violence masculine qui toucherait presque au cosmique. Cet intérêt pour les choses mystiques, pour ce qui nous dépasse, est omniprésent dans le film. Il prend forme via des prises de vue déconnectées du premier degré de l’intrigue, à l’instar de plans dépourvus d’actions ou de personnages, en pleine forêt, alors que la protagoniste se trouve au même moment au chaud dans son cottage par exemple. Le spectateur a l’impression, finalement, qu’il se trame quelque chose dans cette nature, et que l’essence des choses et des êtres recèle une sorte de secret, de mystère, voire que le danger qui menace l’héroïne y trouverait soit son origine soit sa résolution, si ce n’est les deux.

D’autres plans de ce genre, insérés dans le film sans lien direct avec les actions de l’intrigue, à la façon d’images subliminales, ont clairement une visée métaphorique, symbolique : la révolution accélérée du soleil et les jeux de lumière qu’elle dessine à l’intérieur de l’église, sur le bassin en pierre sculptée de motifs ancestraux qui fait office de bénitier notamment, ou encore les plans sur l’homme-nature, l’ « Homme Vert » comme le nomme l’album de la bande originale du film, qui hiberne, se réveille, mute et « pousse » au fil des saisons et des variations solaires dans son antre. Cet Homme Vert, sur l’évolution duquel le cinéaste s’attarde beaucoup indépendamment de l’histoire de Harper, se présente comme la trame vierge — Rory Kinnear est nu, sans prothèse ni accessoires — sur laquelle viendront se greffer au cours de l’histoire les manifestations plurielles de cette pulsion de violence, qui est aussi une pulsion de vie.

Cet appel pour le supérieur, le transcendant, le cosmique, le mystique, l’existentiel, ou tout autre nom encore que l’on voudra bien lui donner, imprègne le film de part en part. Dans une autre scène encore, c’est Harper elle-même, pourtant traquée à ce moment précis par un Geoffrey enragé, qui a l’air d’oublier la nécessité de fuir au plus vite : elle ne peut détacher son regard des trainées d’étoiles dans le ciel nocturne. Comme s’il y avait quelque chose d’écrit dans les étoiles (« written in the stars », en anglais, pourrait se traduire par « prédestiné ») qui primait sur notre bas monde, sur sa survie même. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Alex Garland cherche-t-il à nous faire comprendre que la supériorité masculine serait inscrite dans le grand code de l’Univers ?

Pas vraiment, non. En revanche, ce sur quoi semble vouloir insister le réalisateur, c’est l’immuabilité, les origines immémoriales de cet état de fait, et la difficulté qu’il peut y avoir pour notre esprit souvent binaire à dépêtrer le « naturel » du « culturel » dans cette histoire de la violence masculine, en oubliant trop aisément que les deux sont liés, et qu’un fait dont l’origine est culturelle, puisqu’issue d’une idée ou d’une volonté humaine, en se reproduisant, peut intégrer et modifier notre nature.
Et de fait, ce à quoi Alex Garland s’attache, c’est à montrer combien la violence et la domination des hommes, contrairement à ce qu’il pourrait y paraître, ne sont pas des phénomènes naturels, c’est-à-dire spontanés, mais le résultat monstrueux d’un acte premier, d’une décision fondatrice : celle de l’homme primitif, nu, sans attribut ni pouvoir, qui pour devenir à son tour créateur et reconquérir de la puissance sur cette nature au sein de laquelle il est vulnérable et doit se cacher,  se greffe une première feuille sur le visage. Ce faisant, et étant donné que, contre toute attente, le greffon prendra racine et corps sur lui, l’homme s’approprie en retour la capacité de la nature à se régénérer elle-même.

Mais, s’il légitime ainsi sa mainmise sur une nature qu’il pense pouvoir assujettir et manipuler à sa guise, il tente avant tout de concurrencer les femmes, en s’appropriant leur caractéristique principale, leur puis-sance cosmogonique, qu’il vénère et envie à la fois : la capacité, comme la Nature toute-puissante, comme Dieu finalement, à se reproduire et à être ainsi à l’origine du cercle éternel de la vie.
Cette fascination, cette obsession même pour la capacité de procréation féminine, et par suite pour tout le mystère du sexe des femmes, est représentée par les nombreux gros plans sur la Sheela Na Gig sculptée sur l’une des parois du bénitier de l’église. Ces figures féminines, qui exhibent une vulve souvent surdimensionnée, si elles peuvent être trouvées dans les églises et châteaux britanniques, seraient en réalité des représentations antiques, voire archaïques, de divinités païennes celtiques liées au culte de la fertilité, dont le sens aurait été dévoyé par le pouvoir religieux ensuite. On y retrouve aisément le propos du film.
Il est d’ailleurs bon de noter que lorsque Harper visite l’église de Cotson, elle s’approche de l’objet en question mais n’est jamais placée du côté de cette sculpture. Au contraire, elle ne peut voir que l’autre face, ornée d’un visage mi-homme mi-plante qui n’est pas sans rappeler l’Homme Vert, et dont la bouche ouverte se fait menaçante sous les jeux d’ombres du lieu.

Dans cette optique, la symbolique des spores, sur lesquelles plusieurs plans du film se concentrent, nous ramène à cette même idée du pouvoir de régénérescence de la Nature : elles volètent d’abord dans la forêt autour de Harper, et on les retrouve ensuite dans plusieurs scènes en forêt, avant que l’Homme Vert lui en souffle enfin au visage au début de l’assaut final, dans ce qui ressemble autant à un geste de défi, de provocation, qu’à un besoin de reconnaissance. Oui, la créature monstrueuse, avec le geste symbolique de l’auto-greffe, pense avoir percé le secret de sa propre reproduction malgré sa nature d’homme, dans une sorte d’équivalent masculin artificiel de la parthénogenèse, et il tient à ce que Harper, représentante de l’autre sexe, à la puissance de création tant jalousée, le sache.
Et de fait, il ne semble pas à ce moment y avoir d’autre enjeu que celui d’une forme de compréhension supérieure dans ce face-à-face. Quand l’entité mi-homme mi-arbre la rattrape, Harper ne fuit plus : elle inhale les spores qui lui sont lancées au visage et se trouve comme anesthésiée, dans une posture qui ressemble à de l’acceptation. De même que le fait, volontaire, de croquer la pomme avait initié le dévoilement progressif d’une réalité supérieure, de même celui, involontaire, d’absorber les spores en elle, semble venir parachever ce cycle de révélation, puis d’évolution vers un nouvel état, différent mais apaisé. D’ailleurs, peu avant que l’Homme-Arbre ne fasse aspirer ses pollens à une Harper comprenant qu’il ne sert à rien de les fuir, l’ensemble des pommes tombe de l’arbre, ce qui confirme cette idée de renouveau possible après la connaissance, comme une dernière étape nécessaire avant une potentielle guérison, un retour à la normale.

On retrouve cette métaphore des spores, qui instillent et catalysent un éternel cycle de renouveau, avec les plans sur le cadavre de biche en pleine forêt. Le film est segmenté de façon à peu près égale par ces quatre intermèdes, tous filmés en contre-plongée verticale selon le même cadrage : d’abord, on découvre le cadavre d’une biche ; puis une spore, soufflée par le vent, vient se poser sur son œil sans vie, y apportant la vie ; on assiste ensuite à la prolifération des vers dans le corps putréfié ; enfin, après l’hiver, le cadavre est « nettoyé », et une nouvelle floraison se fait jour autour et par-dessous. De la même façon, Harper ne pourra se renouveler, être à même de fleurir à nouveau, que lorsque ces étapes du deuil et de la souffrance seront achevées. Les spores qui lui sont inoculées ne feraient ainsi qu’accélérer un processus déjà en cours d’accomplissement, avec peut-être un effet boomerang néfaste aux hommes : désormais qu’il n’en a plus l’exclusivité, l’homme monstrueux a donné une forme de supériorité à Harper.

Au final, c’est par ce besoin de conquérir la Nature, de la dominer en amoindrissant les femmes et en prenant possession de ce pouvoir qui les caractérise, que le monstre causera seul sa propre perte. Lors de la dernière scène en effet, Harper, désormais totalement décillée et prête à accueillir la vérité, n’a plus aucunement besoin ni de fuir ni de se (dé)battre pour sortir victorieuse des épreuves qui lui sont imposées. L’Homme Vert, qui a voulu nier la puissance de création des femmes en tentant de se l’approprier dans un acte contre nature, voit justement cette Nature se retourner contre lui et lui faire subir, comme conséquence de l’auto-fécondation qu’il avait initiée, dans la scène la plus marquante du film, un accouchement en série. Tous les avatars du patriarcat, du plus immémorial au plus moderne, du plus impressionnant au plus pathétique, vont sortir les uns des autres dans la plus grande souffrance. Chacun ne laissera derrière soi que les enveloppes vides des précédents, par un processus spontané sur lequel plus aucun n’a désormais le contrôle. C’est une apparition de James,  qui sortira en dernier de ce corps parturient, devant une Harper blasée et fatiguée par ce jeu de dominos viril, pour lui avouer, comme la confession des éternelles infériorité et jalousie masculines, que tout ce qu’il souhaitait, c’était qu’elle l’aime.

III. Dialectique de l’empouvoirement et renversement : voix, lieux, regards, actions.

Mais assez avec ces hommes. Certes, c’est de leur nom que le film est intitulé : Men. « Ah, les hommes… », comme un soupir mi-résigné mi-agacé que l’on pousserait en levant les yeux au ciel. Quasiment comme le fait Harper, d’ailleurs, en détournant son visage désabusé de l’apparition de James et de son ultime supplication, avant que le titre n’envahisse l’écran en lettres capitales.
Mais il s’agit avant tout ici de l’histoire de la reconstruction d’une femme, qui lutte, et qui va reprendre le contrôle sur sa vie. Ce n’est pas sur le titre « Men » que se clôt le film, mais bien sur des images de Harper, fatiguée mais soulagée, forte et prête à aller de l’avant, rejointe dans le parc de la demeure par son amie déterminée à l’épauler. Car cette vie qui est la sienne, les actes d’un homme, pire encore : de « son » homme, l’en avaient dépossédée du sens, de la sécurité, de la joie et de la saveur.

Et l’on se rend compte, dès les premières scènes, que c’est en grande partie par l’utilisation ou non de la voix sous toutes ses formes, et par les conditions de cette utilisation, que la reprise en main de l’héroïne sur elle-même va passer.
Car pour Harper, dont les désirs et les pensées furent longtemps étouffés par le contrôle permanent de son mari, et dont la résolution de formuler clairement son refus de la situation fut immédiatement suivie du châtiment d’une culpabilité éternelle, on peut comprendre qu’il y ait une crainte fondamentale et un réel défi à oser s’exprimer à nouveau.
Pourtant, libérée, malgré les circonstances tragiques, de l’em-prise malfaisante d’un homme qui refusait d’accorder de l’importance à ce qu’elle avait à dire, émerveillée par la douce intimité d’un moment de solitude et de communion avec une nature enveloppante, c’est d’abord par l’harmonie de sons que Harper se sent revivre et éprouve le besoin de l’exprimer. On assiste à sa joie pure et enfantine dans une très belle scène où, lors de sa première promenade, elle module quelques notes de sorte à ce que leur écho, en se répercutant sur les parois du long tunnel à l’acoustique parfaite où elle se trouve, forment une mélodie simple mais harmonieuse. Elle ne pousse au début qu’un seul cri, base première à cette extériorisation d’elle-même — ou plutôt qu’une seule note car ce cri a déjà quelque chose de musical — puis, amusée, s’enhardit jusqu’à former de courtes mélodies dont les échos se mêlent et s’accordent les uns aux autres, en prenant un plaisir pur et manifeste à cela.

Les commentaires du réalisateur Alex Garland sur la scène des échos dans le tunnel

Car Harper est une fine oreille. Sans doute son prénom l’évoque-t-il déjà : « harper », en anglais, c’est la harpiste, celle ou celui qui joue de la harpe. On n’est pas bien loin de la lyre d’Orphée avec ça. Sans doute aimerait-elle, comme le personnage mythologique, produire des chants et des mélodies qui amadoueraient l’élément sauvage du monde, et en premier ce qui refuse en elle d’être dompté, cette culpabilité qui la ronge.
Mais alors que l’héroïne est en pleine possession de son jeu musical, apparaît, dans la lumière à l’autre bout du tunnel, une silhouette qui se met brutalement en mouvement et semble la courser. Tandis que Harper fuit le potentiel agresseur qui a fait irruption dans ce moment où elle révélait un peu d’elle-même, les croassements d’un corbeau la suivent également, comme une répétition sonore de la menace à ses trousses.

Il est intéressant de remarquer que la lyre comme le corbeau font tous deux partie du mythe d’Apollon, en sont deux facettes opposées : la lyre est l’instrument capable de séduire et d’enchanter tous les êtres, mais ce n’est pas toujours à des fins honnêtes ; quant au corbeau, il traîne avec lui la réputation d’oiseau de malheur, mais il est en même temps celui de la connaissance, initié aux secrets du monde et des êtres. Ainsi, si la lutte entre l’apollinien et le dionysiaque, entre l’ordonné et le sauvage, est au cœur de la symbolique de Men, concernant tant les relations entre les êtres que les tréfonds de soi-même, il apparaît aussi que même ce qui a trait à Apollon peut revêtir une signification ambivalente. Car c’est parfois par la violence qu’un ordre tout apollinien est instauré ou rétabli : ici, Harper, qui laissait libre court à ses pulsions, dionysiaques donc, est réduite au silence et renvoyée chez elle par l’oiseau qui est à la fois, dans le mythe, le supplicié et l’envoyé d’Apollon. Difficile de se positionner clairement. Un peu comme la protagoniste, d’ailleurs, qui doute — et que l’on fait douter — de sa compréhension des événements.
Ce même corbeau, on l’entendra régulièrement tout au long du film, comme un contrepoint sauvage, un avertissement lointain et lancinant, jusqu’à ce qu’il réapparaisse dans les scènes finales et que, blessé et ridiculisé sous le masque de pin-up de Samuel, il soit achevé sous les yeux de Harper par un Geoffrey embarrassé. Le corbeau, sous ses airs menaçants, semblerait donc être plutôt du côté de Harper, puisque les hommes s’en prennent à lui.

Et de fait, dans ce tunnel, l’oiseau apparaît quand elle tente, prématu-rément sans doute, de remettre par le chant de l’harmonie dans sa vie, peut-être pour lui rappeler qu’elle brûle les étapes de sa reconstruction personnelle. Qu’avant de chanter, il faudrait qu’elle crie, qu’elle se débarrasse de ce qui bouillonne en elle avant de tenter de produire des sons mélodieux.
Ce cri qui tient bien plus d’un naturel sauvage, que d’un visage social, elle le poussera, mais rarement : on la voit par exemple produire un hurlement silencieux sous l’eau de sa baignoire, dans une scène de souvenirs. Même cela, dans un lieu des plus intime, elle sent le besoin de l’assourdir, de le réduire au silence. Le mécanisme psychologique du refoulement, illustré à l’œuvre, sur lequel le hameau de Cotson enfoncera encore le clou. Mais tout le monde sait que le principe du refoulement fonctionne comme une cocotte minute, et qu’à force de mettre un couvercle dessus, la vapeur finit par faire exploser la marmite.

Et quand ce moment arrive, et que Harper, submergée par une nouvelle vision du drame qu’elle a vécu, doit relâcher la pression qui gonfle en elle, le seul cri véritable, bestial, auquel le spectateur assistera est celui qu’elle poussera dans l’église, alors qu’elle se croit seule et que la beauté du lieu, sa lumière, son calme, la mettent suffisamment à l’aise pour qu’elle se l’autorise. Mais le bienfait de cette extériorisation, ce premier pas vers l’expression de son mal-être sera quasi immédiatement réduit à néant par l’intervention vicieuse du prêtre. Force est de constater tout de même que c’est Harper qui mettra fin à la conversation et à l’argumentaire culpabilisant de l’homme d’église, avec un ferme et définitif « Fuck off ».
Ainsi, Harper, qui, comme un crescendo, esquisse d’abord un chant, puis pousse un cri et enfin lance une insulte, le tout en extérieur, dans la sphère des hommes, brise de cette manière les règles du jeu de ce monde allégorique, de ce conte d’horreur duquel les femmes, objets de la fascination masculine donc puissantes, et par suite dangereuses à leurs yeux, sont soit absentes, pour la majorité d’entre elles, soit appropriées comme complices (l’officière de police), soit réduites au silence, de préférence entre quatre murs, en ce qui concerne la protagoniste. L’héroïne, qui joue admirablement du piano par exemple — mais s’est bien gardée de le révéler à son hôte quand il lui a posé la question — ne s’autorisera par la suite un moment musical qu’une fois retournée dans la demeure. La musique, comme le cri, et comme finalement toute expression un tant soit peu spontanée et authentique de sa part, est abordée comme une pratique de l’intime, que l’on n’a pas d’autre choix, en tant que femme du moins, que de conserver pour soi.

Cette dichotomie entre intérieur et extérieur trouve un prolongement dans l’emploi des couleurs et de la photographie. On remarque aisément que s’opposent le monde intérieur de Harper, tant dans ses souvenirs que dans l’enceinte de la maison, teinté de rouge et de rose, et celui de la nature, de l’ex-térieur, tout de vert.
Mais à cette dialectique de l’intérieur et de l’extérieur semble aussi se superposer celle de la blessure et de la guérison. En effet, toutes les scènes du souvenir de la mort de James sont baignées d’une lumière chaude qui teinte les images d’une couleur rose, proche de celle de la chair. Le souvenir est donc si douloureux qu’il tient de la blessure physique, charnelle, dont il a adoptée la teinte. On peut remarquer à cet effet que, même à Cotson, Harper est toujours vêtue de vêtements aux nuances de rose et de chair. Elle-même, toujours renvoyée par la gent masculine à son corps qui la détermine à leurs yeux, se pare des couleurs naturelles de ce même corps. Ainsi, on nous signale la vulnérabilité de ce personnage qui porte en dehors une blessure qui lui a été faite au dedans.

Par opposition, ou peut-être plutôt en complément, un vert luxuriant, symbole d’espoir et de guérison, d’une vivacité saine, envahit les plans en extérieur. Quand elle sort se promener, Harper elle-même se couvre d’un manteau kaki qui, s’il n’est pas d’une couleur aussi vivifiante, arbore tout de même une teinte atténuée de vert. Le réalisateur suggère ainsi le mouvement opéré par la protagoniste vers une guérison qu’elle appelle de ses vœux. Surtout, puisqu’il s’agit d’un vêtement qu’elle ne porte ni directement sur la peau ni en permanence mais uniquement en pardessus, quand elle risque éventuellement de rencontrer d’autres personnes, Garland évoque l’idée que l’image forte et sereine que Harper cherche à renvoyer au monde ne correspond pas à son état réel de vulnérabilité. On revient à l’antithèse intérieur / extérieur ; la boucle est bouclée.

D’ailleurs, quand la tension atteint son comble et que l’assaut contre Harper est mené à l’intérieur même de la maison, où il prendra fin quand elle aura affronté les plus douloureux de ses démons, le rose chair, tendre, cicatrisé aurait-on envie de dire, se transforme en rouge : les murs sont écarlate, du sang tache la robe rose pâle de Harper, et les corps d’hommes qui naissent puis accouchent les uns à la suite des autres, recouverts de sang et de fluides corporels, contribuent à cette gamme chromatique de la violence à son apogée, de la plaie saignante. Métaphori-quement, la blessure est ouverte et il faut en passer par là pour extraire l’agent pathogène, avant qu’une guérison soit seulement possible.

Harper, donc, est confinée à un monde intérieur, et par là même, silenciée. De toute façon, cela paraît dérisoire de chercher à faire entendre sa parole, quand, à un discours honnête de sa part, les rangs du patriarcat répondent auto-matiquement soit par la violence (cf. le « stupid bitch » dans la bouche de Samuel, ou encore le coup asséné au visage par James), soit par une rhétorique fallacieuse et absurde (cf. les conclusions incohérentes et le chantage au suicide de James à l’annonce du souhait de Harper de divorcer, ou la culpabilisation doucereuse du prêtre sous le visage de l’attention bienveillante à la douleur de la jeune femme), soit par un malaise volontairement instillé (cf. la « blague » de Geoffrey à une Harper désarçonnée sur la supposée interdiction de manger les pommes du jardin), soit enfin par la dérision et, à grands coups de regards éloquents, l’accusation souvent implicite d’hystérie (cf. l’attitude incrédule du policier quand Harper s’étonne et s’offense que son poursuiveur ait été si vite relâché). Comme une représentation de cette permanente réponse absurde à sa parole, et en écho négatif aux mélodies que Harper tentait d’articuler au début du film pour retrouver un peu d’ordre et de beauté, s’imposent régulièrement des chœurs dissonants, qui reproduisent une forme de chaos, à l’arrière-plan sonore. La bande son elle-même est mimétique du trouble qui vient gangréner l’esprit de Harper, et de la pluralité des voix, discordantes mais unies, qui s’opposent à elle.

Même quand elle ne dit rien, quand elle ne fait rien, voire recule devant eux, la femme qu’elle est se retrouve en position d’accusée, de coupable : en lui citant des vers de L’Iliade alors qu’il se prépare à abuser d’elle, le prêtre la compare à Hélène, la tentatrice sexuelle par excellence, tandis qu’il se construit en victime, alors même qu’il emploie le lexique de la violence.
Les discours qui lui sont assénés défient toute logique, et face à cet abîme d’absurde, il ne reste plus, finalement, que le silence. Mais un renversement s’opère : il ne s’agit plus ici du silence imposé par autrui, mais bien d’une compréhension et d’une prise de recul sur la situation, d’un refus de parler, qui, par conséquent, devient un acte en soi. En ceci, Harper reprend le contrôle : d’être subissant et passif, elle endosse un rôle actif.

Ce renversement, bien sûr, passe aussi par des actions. Pendant longtemps, celles de Harper sont défensives : elle fuit ou tente de fuir, se barricade dans la maison, appelle à l’aide. Lors des dernières scènes, elle est agressée par l’entité masculine sous l’apparence du prêtre, qui l’accule à l’étage et s’apprête à la violer. C’est le moment où l’héroïne en devient vraiment une. Alors sur le point de devenir la victime la plus totale de ce pouvoir masculin sur elle, elle feint l’abandon, la résignation, l’écoute même des paroles du prêtre, avant d’enfoncer le couteau qu’elle tenait à la main sous ses côtes. Amusant quand on se souvient que selon les textes, la Femme (Ève en tout cas) est issue de la côte d’Adam. Mais signifiant aussi, car Harper, à ce moment, accouche métaphoriquement d’une nouvelle elle-même, comme un prélude et parallèle négatif à la scène d’accouchements que les hommes devront souffrir au sens le plus littéral, et qui les mènera à leur fin. On pourrait même pousser l’interprétation encore plus loin et avancer l’idée que c’est Harper elle-même, par cet avatar de pénétration, qui a initié le renversement des rôles et l’accouchement monstrueux final. 

Cela signifie aussi, peut-être, réduire en retour au statut d’objet celui qui nous objectifiait jusque-là. Cela passe par le regard — le fameux male ou female gaze dont il est tant question depuis quelques années dans le monde du cinéma. Ici, et dans notre société plus généralement, c’est la personne qui regarde qui détient le pouvoir, et celle qui est regardée est soumise, devient le simple objet du regard. Il y a un enjeu de pouvoir, de domination dans le fait de regarder. En tant qu’emblème de la femme victime, de la femme objet, Harper est épiée, observée, scrutée, détaillée tout au long du film. Et quand c’est elle qui voit ou qu’elle regarde, elle se voit imposer une agression, une intrusion, un traumatisme (suicide du mari, exhibitionnisme de l’homme errant, auto-mutilation de la main masculine insérée dans la fente de la porte d’entrée). Elle est alors contrainte de se cacher pour regarder, de mettre un filtre — un écran de téléphone, une fenêtre, un rideau… — entre elle et celui qui cherche à s’imposer à son regard.

Mais une fois que le renversement est opéré, lorsqu’elle observe finale-ment, debout donc en position supérieure, ce corps d’homme qui est réduit à l’état d’enveloppe souffrante, et qui se vautre au sol en se donnant indéfiniment naissance à lui-même, c’est elle désormais qui est le sujet regardant : l’homme n’est plus que l’objet de son regard, aucune autre interaction n’a lieu. Mais le film va plus loin, et davantage encore qu’un female gaze, qui serait le simple symétrique féminin du male gaze, c’est par un no gaze, un refus de regarder complément à son refus de parler, que Harper trouve finalement une victoire définitive. Consciente qu’elle n’a plus rien à craindre de ce monstre d’hommes, elle en détourne carrément le regard. En cela réside sa victoire, qu’elle décide de ne plus donner à cette entité tentaculaire ce que celle-ci a toujours fait en sorte d’obtenir, et sans quoi elle ne peut plus survivre : le regard des femmes, et leur frustration. Harper leur tourne le dos tandis que chacun des hommes rampe derrière elle, elle les laisse même entrer dans cette maison qui est le symbole de son intimité et de sa psyché, et, enfin sûre d’elle, ne leur accorde plus ni un regard ni un mot. Dans le dernier plan, lorsque la créature, après son dernier accouchement, prend l’apparence ultime de James, l’image sur laquelle la scène trouve une fin est celle de Harper, qui se tait après la réponse de James à sa question, et qui tourne la tête.

Une conclusion évidente à apporter à cet article — très long car je ne pouvais me résoudre à passer sous silence certains éléments, quoiqu’il y aurait encore à dire — serait donc celle de la multiplicité et de l’enchevêtrement des symboliques en jeu dans le dernier film d’Alex Garland. A l’approche de la sortie de Civil War, son prochain film à paraître en 2023, il semble difficile d’atteindre de tels sommets, ou plutôt de creuser aussi profond dans les abysses…
Une dernière remarque que j’aimerais faire néanmoins, est celle de souligner que Men m’a permis d’ouvrir les yeux sur la signification de Ex Machina, notamment après la lecture de cet article. Les points communs sont nombreux, tant dans la manière de filmer, dans la dialectique entre intérieur et extérieur, la manipulation du discours, ou d’autres encore… Mais si auparavant, je ne me plaçais que dans la position universaliste et ne m’identifiais qu’aux représentants de l’humanité, c’est-à-dire aux personnages masculins, dans Ex Machina, j’ai ouvert d’un coup les yeux sur le fait que la répartition des rôles étaient aussi polarisée par les genres auxquels s’identifiaient les personnages, et qu’Ex Machina était en fait un film féministe. Il s’agit, comme dans Men, d’une femme qui est l’objet de tous les regards et dont l’esprit est inaccessible aux hommes qui l’entourent, pensant avoir le dessus sur elle, pour au final être témoins de sa libération et se rendre compte, malgré leur complexe de supériorité, qu’ils ne font pas le poids.

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Un commentaire pour « Men », d’Alex Garland : honnie soit qui mâle y pense.

  1. Ryan dit :

    Even more captivating than the film itself!

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